# Économie
Vincent Nicollet :
« Travailler dans une entreprise qui a une mission claire permet à chacun de savoir pourquoi il travaille »
Publié le 8 juin 2021 à 22h15
Vincent Nicollet est le dirigeant de Commun Lundi. Son métier : aider les entreprises à trouver une manière valorisante et motivante de s’organiser, et surtout de trouver une raison d’être. Pour nous, il revient sur les bonnes pratiques de travail à développer en entreprise.
2020 a été une année de rupture. La crise sanitaire nous a révélé une nouvelle échelle de valeur des métiers, moins liée à leur prestige qu’à leur utilité sociale. Nous nous sommes tous questionnés sur le sens de notre job. Cette prise de conscience, cette quête de sens touche-t-elle aussi les entreprises ?
Vincent Nicollet :
Les entreprises sont composées d'humains, donc il y a forcément un impact ! Nous naviguons tous en eaux incertaines. Faire un business plan à 5 ans, ça n’a plus de sens aujourd’hui. Mais c’est aussi une opportunité incroyable de reconsidérer le travail de chacun. Pour cela, il faut poser du sens et avancer comme à bord d’un bateau : on sait vers où on se dirige, on a quelques instruments de contrôle, mais on ressent ce qui se passe eton ajuste au fur et à mesure. Le positif, c’est que les boîtes sont obligées de laisser un peu tomber les tableurs Excel et de sortir du fameux modèle predict and control.
La pandémie nous a frappé dans un contexte de crise écologique et de grandes mutations sociales : #MeToo, #BlackLivesMatter… La société civile, et donc le consommateur, presse les entreprises à s’engager pour un monde meilleur. Une entreprise peut-elle toujours exister aujourd’hui si elle ne mène pas un combat, sans défendre des valeurs ?
Vincent Nicollet :
Ce n’est pas tout à fait nouveau. Une PME familiale au fin fond d'un terroir a toujours eu, historiquement, ce souci de création d'emploi pour permettre au territoire de vivre. Donc je ne vois pas vraiment de bascule. Les entreprises ont toujours eu une histoire, une mémoire. Elles sont comme des organismes vivants, composés d’autant de cellules que d’êtres humains. Et elles se définissent à la fois par les humains qui la composent et par l’appel du monde autour d’elles.
On parle d’ ”entreprise politique”, mais qu’est-ce que cela signifie ? Ça ressemble presque à un oxymore...
Vincent Nicollet :
Il me semble un peu naïf de penser que les entreprises ne font pas de politique. Les multinationales sont invitées à la table des gouvernements, elles contribuent à faire le monde. Mais ce qui fait le plus sens pour moi, ce que j’utilise au quotidien, c’est la notion de raison d’être ou de mission - les deux mots veulent dire la même chose. À quoi sert une entreprise ? Et cette mission, ce n'est pas nécessairement sauver le monde : on a tous aussi besoin de fenêtres et de stylos ! À partir du moment où l’entreprise a une mission claire, elle peut partager ce sens avec tous ses salariés. Tout le monde sait pour quoi il travaille, et on peut commencer à s'organiser autour de principes simples - comme "celui qui sait, fait" - et redistribuer le pouvoir.
Qu’est-ce qu’une bonne éthique d'entreprise ?
Vincent Nicollet :
Le point de départ, c'est toujours la raison d'être. C’est elle qui va vous guider. Ensuite, l'entreprise doit pouvoir définir une vision, une stratégie. La raison d'être peut-être amendée parce que le monde bouge : tous les trois, quatre, cinq ans, on peut peaufiner sa raison d'être. Et chaque année, on peut se réunir pour définir une stratégie. Une fois qu'on a listé ce qu'il faut faire, on décide de qui fait quoi. Si je reprends la métaphore du bateau, il peut y avoir plusieurs raisons d'être à cette activité : à 20 ans, c'est pour les sensations, on fait des compétitions, on va vite. À 40 ans, le bateau nous sert à voyager, à faire des rencontres. Et peut-être qu'à 70 ans, on reprend le bateau pour transmettre à ses petits enfants. Donc si un jour, un brouillard tombe et qu'on ne voit plus rien, si on est au clair sur notre raison d’être, on n’adoptera pas le même comportement à 20, 40 ou 70 ans.
Si une entreprise, après un certain nombre d’années d’existence, décide de s'interroger sur sa raison d'être, de la définir. Qu'est-ce que ça va changer en pratique ?
Vincent Nicollet :
Quelque chose de très simple : il devient beaucoup plus évident de faire des arbitrages. Un exemple : j’ai dirigé pendant des années l'organisation Acta Vista, qui utilise la restauration de patrimoine prestigieux comme support pour employer et former des personnes éloignées de l'emploi. Vous devez restaurer dans les règles de l'art un bâtiment magnifique, et vous devez également embaucher des personnes pour les emmener vers l'emploi. La raison d'être pourrait ne pas être claire : s’agit-il de restaurer des bâtiments ou d'aider des personnes à retrouver confiance et à avancer dans la vie ? Le fait d'avoir clarifié que notre mission était bien d'aider des personnes, avec la restauration de patrimoine comme support, nous a permis d'arbitrer plus facilement. Si demain, on est en retard pour la restauration d'un bâtiment, il se pose comme une évidence qu'il ne faut pas pressuriser les équipes pour leur demander de finir à temps. On va plutôt sous-traiter une partie du chantier à un professionnel.
Comment tout ça se traduit en termes d'organisation, de processus de décision au sein de l'entreprise ?
Vincent Nicollet :
J'ai horreur des règles… à part celles que j'ai participé à créer ! Quand on m'a demandé mon avis, en général, je n'ai aucun problème avec la règle, j'en deviens même un grand défenseur. Donc le premier process, c'est de co-définir les objectifs, puis de co-définir les règles qui vont permettre de les atteindre. C'est fondamental. On va définir collectivement des rôles, et choisir des personnes pour habiter ces rôles - qui peuvent d’ailleurs être élues. Une même personne peut tenir plusieurs rôles : être preneur de décisions dans un cercle, subordonné dans l’autre. L’idée, c’est d’arrêter de coller une étiquette sur chaque personne au sein de l’organisation. En fait, c’est ce qui se passe déjà dans la vraie vie : les assistants administratifs prennent un grand nombre de décisions au quotidien sans consulter toute la hiérarchie. Dans la pratique, c’est évident. Il s’agit de reconnaître ce mode de fonctionnement et de l’appliquer dans tous les champs de la vie de l’entreprise.
La grosse erreur serait de se dire “désormais, tout le monde donne son avis, et on décide ensemble de tout”. L’idée n’est pas d’effacer la hiérarchie, mais plutôt d’en construire plusieurs, d’organiser les cercles de décision en fonction des sujets.
À vous écouter, définir une raison d'être profite non seulement à l'entreprise, mais aussi à ses salariés...
Vincent Nicollet :
C'est une évidence. Travailler dans une entreprise qui a une mission claire permet à chacun de savoir pourquoi il travaille. Et tout le monde devient très heureux de participer à un collectif, qui participe lui-même à un petit bout du monde.
C’est une “raison d'en être” finalement, pour les salariés ?
Vincent Nicollet :
Oui, c'est très joli ! On parle beaucoup du bien-être en entreprise. Pour moi, il ne réside pas dans un baby foot ou une table de ping pong. Ce qui me meut au quotidien, ce serait plutôt l'entreprise du "bien être", sans trait d’union : une organisation qui laisse à chacun un espace pour être qui il est. Nous sommes tous, dans la vie, des êtres multiples, mais au sein de l’entreprise, nous mettons bien souvent un masque, nous jouons un rôle caricatural. Une entreprise qui définit clairement sa raison d'être aura une organisation moins rigide. Elle pourra offrir à chacun l'opportunité d’habiter différentes postures, à différents moments de journée ou de la semaine. Et donc d’être pleinement.
Depuis 2019 avec la loi PACTE, les entreprises françaises peuvent, si elles le souhaitent, faire figurer leur raison d’être dans leurs statuts. Ce n’est pas obligatoire… Est-ce que ça devrait le devenir ?
Vincent Nicollet :
Personnellement, quand on place un obstacle sur mon chemin, et qu’on me dit “tu dois passer par dessus”, j’ai plutôt tendance à chercher comment le contourner ! (rires). Donc je ne jette pas la pierre aux chefs d'entreprise qui rechignent et essaient de contourner les obligations qu’on leur pose. Globalement, je ne suis pas dans la coercition. En revanche, le fait d’inscrire la raison d’être d’entreprise dans un cadre légal, d'inciter les dirigeantes et les dirigeants à se poser la question : ça me semble très intéressant.
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