# Économie
Thierry Keller :
« La crise nous a fait entrer dans le "long maintenant" »
Publié le 8 juin 2021 à 22h30
Thierry Keller est le directeur des rédactions d’Usbek & Rica, le magazine qui explore le futur. Pour nous, il revient sur la crise du Covid, la transition positive qu’elle pourrait finalement engendrer, et nous donne ses prédictions pour le futur.
Le futur, en ce moment, c’est un sujet délicat. On a beaucoup parlé du fameux « monde d’après », mais chez Usbek & Rica, vous avez préféré parler du « long maintenant ». Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Thierry Keller :
Le long maintenant c’est une référence à la Long Now Foundation et à l’horloge du long maintenant, une invention farfelue issue de la Silicon Valley. On trouvait cela intéressant de choisir cette référence pour caractériser l’époque et pour faire comprendre à nos lecteurs, dès avril 2020, qu’on était entré dans une phase qui allait sans doute durer. Et malheureusement, on ne croyait pas si bien dire. En effet, c’est compliqué de faire de la prospective aujourd’hui. La prospective est devenue à la fois hyper complexe et hyper utile. C’est devenu difficile de voir loin, c’est presque plus facile et plus utile de voir sur les côtés et c’est ce qu’on voulait dire avec le long maintenant.
Les leçons à tirer de la crise sanitaire sont nombreuses, qu’elles soient écologiques, politiques ou sociétales. Au cœur de tout cela, il y a notre responsabilité de consommateurs. Diriez-vous que la crise a agi comme un électrochoc ?
Thierry Keller :
Elle a plus été un révélateur qu’un électrochoc. On s’est rendu compte qu’on n’avait pas besoin d’être entouré par tous ces objets, par tous ces produits. Bien sûr, il y a des choses qui nous manquent, les restaurants, la vie culturelle, le voyage. Mais on se rend compte qu’on n’a pas besoin d’accumulation. Je pense que l’enjeu maintenant, c’est de passer du subi au choisi.
Mieux consommer, est-ce aussi repenser son rôle au delà de simple consommateur ?
Thierry Keller :
Pour reprendre une expression d’obédience marxiste : « L’existence détermine la conscience ». On pense d’abord à son porte-monnaie plus qu’au rôle potentiellement messianique qu’on joue en tant que consommateur. On y réfléchit après coup. C’est d’abord la nécessité qui fait loi. Quand on a moins, quand on peut moins, on fait moins. Et tout à coup, on se dit que c’est peut-être aussi notre rôle et qu’il y a peut-être là un nouveau progrès de civilisation.
leboncoin fête ses 15 ans et ses 29 millions de visiteurs uniques par mois. Comment le numérique a-t-il renouvelé la pratique ancestrale du troc, de la vente de proximité ?
Thierry Keller :
Je me vante souvent en sortant mes vieux manuels de marxisme, mais on pourrait presque aussi dire que les conditions technologiques d’existence déterminent nos consciences. Clairement, on voit que leboncoin a chevauché l’outil technologique pour créer une nouvelle manière de vivre et d’échanger. On a puisé dans des éléments ancestraux qu’on a toujours connus depuis l’invention du commerce. Mais il faut aussi comprendre que c’est la jonction entre la chose technologique et des comportements de crise. En réalité quand on va sur leboncoin, on cherche à payer moins cher, à faire la bonne affaire. Et, encore une fois, c’est après coup qu’on se rend compte qu’on a inventé une nouvelle société.
Selon Le bon Observatoire, en 2019, 72 % des utilisateurs du boncoin appréciaient sa capacité à les mettre en relation avec des personnes qu’ils n’auraient pas rencontrées « dans la vraie vie ». La preuve que mieux consommer recrée du lien social ?
Thierry Keller :
À titre personnel, je pense que j’aurais répondu comme eux. Ce que je trouve le plus fort quand je vais sur leboncoin, c’est qu’effectivement c’est devenu un quasi réseau social. J’ai déménagé il y a quelques mois et je me suis séparé de plein de meubles. J’ai vu débarquer en bas de chez moi, sur le trottoir, le bourgeois qui veut refaire son appartement, l’ancien Parisien qui installe une salle de jeu en banlieue, le jeune migrant à qui j’ai fait un prix d’ami sur le prix d’ami… Et j’ai trouvé qu’il y avait vraiment quelque chose qui permettait de profondément crever les couloirs de nage dans lesquels on est tous enfermés. Cela m’a semblé extrêmement rassurant.
On apprend plein de choses en explorant les données du boncoin : que le département du Bas-Rhin est le plus gros vendeur de BMW en France ou encore que les ventes de trottinettes électriques ont grimpé de +529 % à l’été 2019... Mais aussi que seuls 24 % des utilisateurs voyageaient dans leur propre région en 2019. Il sera intéressant de voir comment ce chiffre va évoluer avec la crise sanitaire…
Thierry Keller :
Je lisais il y a quelque jours, je ne sais plus si c’était un conseiller en communication politique ou un sociologue, qui disait : « Laissez moi une heure sur leboncoin et je vous dirai comment le pays va évoluer ». On a des indicateurs extrêmement précis parce qu’ils mettent en jeu des cohortes massives. Donc on a peu de chances de se tromper quand on regarde ce qu’il se passe sur leboncoin. Moi-même venant du Bas-Rhin, cette statistique sur les BMW ne m’étonne pas du tout, la proximité avec l’Allemagne, l’amour de la grosse bagnole… Je pense que les chiffres sur le voyage dans sa propre région vont certainement doubler voire tripler… On a un vrai outil de prospective dans cet observatoire. Les signaux faibles sont là, il suffit d’un peu d’intelligence pour relier ces informations et voir apparaître des schémas.
Les sondages d’opinion du bon Observatoire reflètent aussi une tendance chez les jeunes générations à boycotter les entreprises qui ne respectent pas la planète ou exploitent leurs employés. Les consommateurs ont-ils le pouvoir de faire changer les entreprises selon vous ?
Thierry Keller :
Oui. Je crois qu’il n’y a pas de débat là-dessus, même si, encore une fois, il faut tenir compte de nos contradictions personnelles. Moi je me méfie toujours des nouvelles générations. La question est de savoir si ce sont elles qui sont vectrices de changement de société, ou bien si c’est l’air du temps qui matrice les bouleversements. Moi je crois plutôt à l’air du temps. Il y a un sociologue que j’aime beaucoup, Vincent Cocquebert, qui a beaucoup écrit sur les millenials. Il dit qu’il ne faut pas confondre les millenials avec « le nectar de millenials ». Ce qui reviendrait à dire que tous les 15-25 ans sont des Greta Thunberg en puissance. N’oublions pas qu’ils sont aussi accro à leurs réseaux sociaux, qu’ils ont des pulsions consuméristes, il me semble qu'ils mangent aussi plus viande que leurs grand-parents… Donc attention à ne pas sublimer le jeune. En revanche, je pense que l’air du temps nous emmène vers des comportements plus éthiques. Et les consommateurs sont aussi des collaborateurs d’entreprise, les patrons d’entreprise sont aussi des consommateurs, donc c’est important de considérer que cet air du temps nous influence tous et que nous influençons l’air du temps.
Y voyez-vous une forme de militantisme politique, étant donné que ces comportements de consommateurs façonnent le monde d’après ?
Thierry Keller :
Les entreprises elles-mêmes sont devenues politiques. Quand Trump a refusé de ratifier l’Accord de Paris sur le climat, on a vu, dès le lendemain matin, la plupart des grandes entreprises américaines mais aussi des fonds d’investissement, des collectivités, des villes, qui ont pris le relais. Je pense que, la nature ayant horreur du vide, les entreprises ont repris l’espace qui était tenu jadis par les politiques. On a cru vivre, entre la chute du Mur de Berlin et l’avènement de la civilisation numérique, dans une phase de dépolitisation où nous ne serions que des consommateurs. Mais je pense que c’était bien mal connaître les êtres humains qui sont des individus par essence politiques. Et bien évidemment, un consommateur a une responsabilité. Derrière chaque choix, il y a un processus, un écosystème et au bout de la chaîne, il y a quelqu’un qu’on paie bien ou mal, qu’on exploite ou non, qui travaille à partir de métaux qui polluent ou d’outillages éthiques… Je ne crois pas que chacun soit politisé à chaque geste de sa vie quotidienne, on n’en est qu’au début. Mais je crois que nous entrons dans un nouveau moment politique et il faut savoir s’en saisir.
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