Depuis le mois de février, un livre intriguant s’est invité en tête de gondole des librairies françaises : La mâchoire de Caïn, écrit par Edward Powys Mathers en 1934 sous le pseudonyme de « Torquemada », du nom d’un inquisiteur espagnol. Amatrice de polar et de mots croisés, la couverture a rapidement capté mon attention à force de croiser mon regard. Préfacé par Hervé Le Tellier, Prix Goncourt 2020, ma curiosité a rapidement atteint des sommets : « Six meurtres. Cent pages. Des millions de possibilités… une seule est la bonne. »

Quand Agatha Christie passe en caisse (ou presque)

L’anglophile en moi est au bord de l’hyperventilation à la lecture de cette quatrième de couverture lapidaire mais diaboliquement délicieuse. Qui n’a jamais voulu s’improviser Hercule Poirot ? Il y a donc six meurtres et tout autant de meurtriers - au moins suppose-t-on. Cependant, « les pages de ce livre ont été accidentellement imprimées dans le désordre », précise l’éditeur. Le roman se compose de 100 pages, chacune imprimée sur un seul côté, sans numéro de page. Les pages ne sont pas dans l'ordre, ce qui rend l’enquête radicalement plus complexe. 

Je suis en caisse. Mon pouls s’accélère. Si je prends ce livre, il n’y a pas de retour en arrière possible. La libraire me voit faire les cent pas. Je regrette de ne pas avoir une petite moustache à tortiller d’un air pensif. Je le prends. Et je ne suis pas la seule. Tiré à 90 000 exemplaires, le titre figure encore à ce jour parmi les meilleures ventes, malgré les chances de réussite estimées à « 1 suivi de 158 zéros », selon Hervé Le Tellier. Pfiou.

Obsessionnelle ? Moi ? Boh…

La Mâchoire de Caïn est un challenge qui ne se prend pas à la légère. Ne sachant pas trop par où commencer, j’ai lu le livre plusieurs fois dans le désordre. Puis, je me suis souvenue, en tant que bonne littéraire, de quelques règles élémentaires : il fallait commencer par retrouver la chronologie des événements, puis les lieux de l’action, lister les personnages et surtout identifier les différents narrateurs.  Ni une, ni deux, j’ai fait ce que toute personne raisonnable aurait fait à ma place : me procurer un tableau de liège, un cutter, des punaises de couleurs, des bobines de fil coloré, des feutres et du café. Et lancer mon enquête. 

Après plusieurs semaines (mois) à explorer ce roman, je peux tranquillement affirmer que ce n’est pas un puzzle mais un piège qui mérite sa réputation « diabolique ». La couverture ne mentait pas. Ce qui est parti d’un défi rigolo pour me divertir autrement que par les écrans, a rapidement tourné à l’obsession au point qu’il m’arrive d’ignorer mes amis dans un café dans l’espoir de venir à bout d’un indice. Chaque trouvaille est si enivrante, si vertigineuse, qu’on se prendrait presque pour l’Indiana Jones de la contrepèterie. Il ne quitte plus mon sac à main, je le gribouille même dans le métro en rentrant de soirée, mon entourage a été embarqué contre son gré dans cette quête dont l’issue me paraît plus qu’incertaine. Là non plus, je ne suis pas la seule. 

Sur les réseaux, entraide et folie

Longtemps oublié, ce livre est devenu culte parmi les amateurs de mystères et d'énigmes. Ça se comprend. Quoi de mieux pour égayer les après-midis pluvieuses du monde post-télévision qu’un vaste casse-tête ? C’est en quelque sorte la version extra pimentée du Livre dont vous êtes le héros. La mâchoire de Caïn est décrit comme l'un des mystères les plus difficiles jamais écrits. Sauf que depuis 1934, le monde du divertissement a changé ! Il existe désormais des jeux vidéo, la réalité virtuelle, ou les réseaux sociaux pour se distraire. Pas sûr que Edward Powys Mathers, poète et traducteur anglais, mais également verbicruciste - les créateurs de mots croisés -, aurait imaginé voir la popularité de son œuvre redécoller grâce au réseau TikTok. 

En 2020, l’auteur comique britannique John Finnemore fut  le troisième à résoudre l'énigme depuis les années 30. Après quatre mois de grande concentration permise par le confinement, il a déclaré que La Mâchoire de Caïn était sans doute « l'énigme la plus difficile qu'il ait jamais tentée », en ajoutant qu’il n’osait « imaginer comment quelqu'un [avait] pu la résoudre avant l'arrivée d'Internet ». Il est vrai que, bien qu’étant un puits de culture auréolé d’un génie sans pareille, les moteurs de recherches sont devenus mes meilleurs amis depuis que je me suis lancée dans cette aventure. Et encore une fois,  je ne suis pas la seule. 

Reddit, TikTok, blogs, sites de fan : les enquêteurs en herbe se réunissent partout en ligne. Qu’il s’agisse d’indices, de méthodes ou simplement de vlogs suivant l’évolution des lecteurs-enquêteurs dans le livre, La Mâchoire de Caïn s’offre une seconde jeunesse sur le web. En novembre 2021, le livre a suscité un véritable engouement après une vidéo de l’Américaine Sarah Scannell totalisant près de 9 millions de vues. Suite à ça, les librairies ont immédiatement épuisé leurs stocks et les offres de droits de traduction ont afflué. Le phénomène le plus insaisissable de l'édition venait de se produire, ce roman oublié est devenu le best-seller inattendu et inexplicable de cette même année. 

Depuis, on trouve des forums dans toutes les langues, les traductions sont comparées (et peuvent aider par ailleurs, je dis ça je ne dis rien), les idées échangées. Il est assez captivant de voir comment cette lecture et enquête très personnelle crée une conversation globale sans précédent. Alors que le livre vient de faire son apparition en France, on peut se demander s’il aura le même succès qu’outre-Manche et Atlantique. En tout cas, aux éditions Livre de Poche, des bulletins de réponse sont déjà arrivés. Les gagnants seront contactés quelque peu après le 7 février 2024, la date de fin officielle de la compétition. La réponse au grand mystère de La mâchoire de Caïn restera, elle, secrète.

Autrice : Carla P

Crédit Photo : Kevin Kelleher/SFGATE