# Culture & Loisirs
Voyager autrement avec l’éditeur-baroudeur Thomas Jonglez
Publié le 13 octobre 2024 à 22h00
Se faufiler dans le Palais des Doges en dehors des heures d’ouverture ? Semer les touristes dans l’arrière-pays basque ? Voici la promesse des guides Jonglez : s’ouvrir au monde et se laisser surprendre par les aléas du voyage. Rencontre avec l’homme derrière les livres.
Il y a des jours où l’on pourrait croire que les événements s’alignent de façon presque mystique. Ce jeudi-là, alors que je m’apprêtais à chercher Vengeance pour satisfaire une fringale soudaine, je me retrouvai face à une porte close. Mais ce ne fut que le début d’une série d’imprévus : à peine quelques minutes plus tard, un rideau de pluie battante me contraignit à m’abriter précipitamment sous une porte cochère, rue Sainte-Anne, dans le 2e arrondissement de Paris. Alors que je reprenais mes esprits après cette douche inattendue, je réalisai que j’étais devant la librairie Voyageurs du Monde — un lieu où les amateurs de découvertes et de destinations lointaines viennent nourrir leurs rêves d’ailleurs. Coïncidence troublante : j’étais en route pour un rendez-vous avec Thomas Jonglez, globe-trotteur insatiable et fondateur des éditions éponymes.
Vingt ans après avoir entamé sa carrière d’éditeur, cet ancien élève de l’ESSEC est devenu une référence pour les voyageurs curieux de découvrir le monde sous un autre angle. Ce n’est pas par hasard que ses guides sont uniques : ils révèlent des lieux que l’on ne trouve pas dans les circuits touristiques habituels. Son aventure éditoriale est née d’une illumination survenue au cœur d’un voyage, mais aussi d’un profond désir de montrer qu’il existe toujours des merveilles à explorer, parfois même tout près de chez soi.
Tout a commencé en 1995, au cours d’un périple de sept mois qui le mène de Pékin à Paris, sans jamais prendre l’avion. À Peshawar, une ville située à une vingtaine de kilomètres des zones tribales pakistanaises, Thomas a une idée lumineuse : pourquoi ne pas écrire un guide sur les coins secrets de Paris ? Lors de ce voyage, il explore des contrées aussi diverses que le Tibet, l’Iran, le Kurdistan, mais toujours à pied, en bus, en bateau, à vélo ou à cheval. À son retour à Paris, il passe deux ans à parcourir presque toutes les rues de la capitale, accompagné d’un ami, pour rassembler les informations nécessaires à son premier guide.
Mais avant de se lancer pleinement dans l’édition, Thomas passe sept années dans l’industrie sidérurgique. La passion de la découverte reste pourtant tapie au fond de lui, jusqu’au jour où elle refait surface de manière fulgurante. C’est alors qu’il décide de franchir le pas et de créer sa propre maison d’édition en 2003, avec pour ambition de proposer une vision différente du voyage. Son premier grand succès, un guide sur Bruxelles, devient rapidement une référence.
Aujourd'hui, les éditions Jonglez comptent plus de 70 ouvrages à leur catalogue, traduits en neuf langues et publiés dans 40 pays. La maison d’édition se spécialise dans trois collections principales : Insolite et secret, qui dévoile des trésors cachés dans les villes du monde entier ; Soul of, une série qui capture l’essence des lieux à travers une exploration intime ; et une gamme de beaux livres qui abordent des thématiques rares et oubliées. Le succès de ces guides repose sur une promesse : permettre aux lecteurs de voir le monde autrement, à travers le regard d’explorateurs curieux et passionnés.
Venir avec l’idée de révéler des lieux cachés demande une certaine curiosité du monde qui vous entoure. Quel genre de voyageur étiez-vous avant de vous lancer dans l'édition ? Aviez-vous déjà cette envie de sortir des sentiers battus, ou est-ce que cela s’est développé avec le temps ?
Thomas Jonglez :
J’ai toujours été fasciné par ce qui se trouve hors des itinéraires touristiques classiques. Lorsqu’on voyage, on est sans cesse émerveillé par ce qui nous entoure. C’est une forme d’éveil quasi spirituel. Mais pour profiter pleinement de cette expérience, il ne faut pas se contenter des endroits faciles d’accès, ni des lieux les plus populaires. C’est en prenant le temps de flâner, en se laissant surprendre par l’imprévu, que l’on vit les aventures les plus enrichissantes.
Je crois que c’est une philosophie que j’ai développée très tôt. Mes premiers voyages étaient déjà empreints de cette volonté de sortir des sentiers battus, mais avec le temps, j’ai appris à vraiment savourer ces moments où l’on se perd volontairement dans une ville, ou lorsqu’on découvre un coin isolé qui n’a encore jamais été mis en lumière.
J’ai remarqué que plusieurs de vos collections portent des noms très évocateurs comme « insolite », « secret », « abandonné », ou encore « Soul of ». Ces termes créent immédiatement une certaine fascination. Comment avez-vous choisi ces noms ? Qu’est-ce qu’ils signifient pour vous, et comment reflètent-ils l’esprit que vous voulez donner à vos guides ?
TJ :
Ces noms traduisent une promesse : celle de proposer une expérience différente, intime et authentique. Insolite et secret est sans doute la collection la plus emblématique de cette démarche. Dès le début, j’ai demandé à mes auteurs d’éviter les lieux communs, de se concentrer sur ce qui échappe aux radars du tourisme traditionnel. C’est un travail de longue haleine, qui peut parfois prendre jusqu’à cinq ans. Il s’agit de dénicher les trésors cachés, de révéler ce que l’on ne voit pas au premier regard.
LA collection « Soul of » va encore plus loin. Elle s’attache à capturer l’essence même d’un lieu, son atmosphère unique. Nous voulons que les lecteurs ressentent l’âme des villes, qu’ils en saisissent toute la profondeur. C’est une approche presque philosophique du voyage.
Aujourd'hui, avec l’émergence du slow travel et une sensibilisation accrue à l’écologie, est-ce que vous avez vu un changement dans la façon dont les gens voyagent ?
TJ :
De plus en plus de voyageurs cherchent à éviter les destinations bondées et préfèrent prendre le temps de découvrir les endroits de manière plus authentique. C’est un des aspects qui fait le succès de nos guides : ils sont créés par des locaux pour des locaux, ou pour ceux qui souhaitent explorer une ville comme un habitant. Nous mettons en avant des lieux qui n’apparaissent pas dans les circuits classiques, des endroits qui nécessitent parfois des années de recherche pour être découverts. C’est un long processus, et c’est pourquoi un guide Insolite et secret peut prendre jusqu’à 5 ans de travail. Ils s’adressent à 80 % des habitants de cette même ville, les 20 % restants sont souvent des touristes qui connaissent déjà le coin et veulent vivre la destination différemment.
Et dans tout cela, le format du livre reste central dans votre démarche. Dans un monde qui se digitalise, pourquoi est-ce que l’objet livre a encore une importance particulière pour vous ?
TJ :
Tout d’abord j’aime le format papier mais à l’usage, c’est surtout bien plus pratique. Les apps coûtent cher, demandent énormément de temps et sont nettement moins faciles à utiliser. Les e-books… c’est encore pire ! Vous avez déjà essayé de retrouver une page perdue dans un PDF ?! C’est horrible ! Un livre se glisse dans un sac, on peut écrire dedans, corner des pages, le feuilleter en terrasse… C’est bien mieux en tous points !
Pour revenir à votre vision du voyage, vous incitez souvent les gens à découvrir des endroits loin du tourisme de masse. Mais avec cette approche, y a-t-il un risque que ces lieux secrets finissent par être eux aussi « découverts » et perdent leur caractère unique ?
TJ :
C’est une question que je me pose souvent, mais je pense que notre approche, justement parce qu’elle met en lumière des lieux qui ne sont pas au centre de l’attention, permet d'éviter cet écueil. Les endroits que nous révélons sont souvent éloignés des circuits touristiques classiques, et même si certains d’entre eux gagnent en popularité, la majorité reste relativement préservée. Je crois aussi qu’en partageant cette philosophie de découverte respectueuse et réfléchie, nous participons à sensibiliser les voyageurs à l’importance de préserver ce qu’ils découvrent.
Autrice : Carla P
Crédit Photo : Louis Jonglez